Mon intervention à l'hôtel de ville de Fontaine le
14 décembre 2015.
A l'occasion du 70e
anniversaire de la Sécurité sociale, il faut rappeler que L’Histoire ne sert
pas à célébrer le passé mais à écrire l’avenir, et qu'il est indispensable de
garder la connaissance sur le passé pour analyser correctement le présent, ses
contradictions, ses potentialités. Pour éclairer l’avenir, il faut savoir d’où
l’on vient.
La sécurité sociale est
née d'une volonté du Conseil National de la Résistance dont le programme doit
beaucoup à la CGT et au Parti communiste français. Sait-on assez que le
principal rédacteur de ce programme est le communiste Pierre Villon, résistant
de la première heure. Programme qu'il a élaboré en liaison avec Jacques Duclos
et Benoît Frachon.
Ce programme est adopté
à l'unanimité le 15 mars 1944. Il prévoit : « Un
plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des
moyens d'existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer
par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de
l'État ».
Il restait à construire
l'organisme qui comprend 4 branches : Maladie, Accidents du travail et Maladies
professionnelles, Vieillesse et Famille. Après un long travail de la commission
sociale de l'assemblée provisoire, présidée par Ambroise Croizat, qui ne part pas
de rien puisque dès avril 1944, à Alger, il impulse un groupe de travail de
l'assemblée consultative provisoire sur le sujet (1). Le projet d'ordonnance
organisant la sécurité sociale, est un rapport présenté par Georges Buisson
(CGT), le 24 juillet 1945, est adopté par l'assemblée consultative provisoire
par 190 voix pour et une voix contre. La seule voie ouvertement hostile est
celle de Joseph Denais (droite) mais il y a 84 abstentions pour la plupart des
députés MRP, la CFTC et quelques radicaux. Ce qui invalide la thèse de l'unanimité
?
C'est Alexandre Parodi,
ministre du Travail, qui signe les ordonnances du 4 et du 19 octobre 1945. De
Gaulle, à qui certains attribuent un peu vite la Sécu, ne les a pas signés. Il est
à Moscou ce jour-là.
Le 21 octobre 1945, le
PCF obtient 26,2 % et 159 députés à élection de l'assemblée constituante (2).
Le PCF devient le premier parti de France. Le Parti socialiste obtient 23,5% et
139 députés. La gauche est majoritaire avec 60% des voix.
De 1945 à 1947, la CGT
voit le nombre de ses adhérents passés de 4 à 6 millions (3).
Au-delà des chiffres
cette dynamique crée un rapport de force favorable aux travailleurs. Il est
utile de le rappeler au moment où d'aucuns tentent de nous faire oublier
l'utilité des luttes sociales et criminalisent l'action syndicale.
C'est dans ce contexte
que le 22 novembre 1945, soit 32 jours après la publication des ordonnances,
Ambroise Croizat devient ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Il est
chargé de mettre en place ce grand organisme (4). Pour cela, il organise des
centaines de réunions avec les gens concernés (5).
La droite ne renonce pas.
Le 22 décembre 1945, 79
jours après la publication des ordonnances, le MRP présente une proposition de
loi (6), qui a pour objet de modifier l'ordonnance du 4 octobre 1945. On devine
dans quel sens.
De Gaulle démissionne
du gouvernement le 20 janvier 1946 ce qui le met dans l'impossibilité de faire
quoi que ce soit pour la Sécurité sociale.
Pire, en 1948, dans son discours de Compiègne, de Gaulle met l’accent, , sur la
nécessité de réduire les dépenses sociales, je cite « réduire
les dépenses de manière durable et effective ; cela comporte, en effet, la
suppression de services entiers, la mise en ordre radicale des entreprises
nationalisées, la réforme profonde du fonctionnement des assurances
sociales… » (7) .
Voilà, pour l'apport de Gaulle à la Sécu, qu'il appellera toujours "les
assurances sociales".
Le
patronat ne renonce pas non plus.
La CGPF ( Confédération Générale du Patronat Français), qui avait
collaboré avec le régime de Pétain et l'Allemagne nazie, change de nom. L'organisation
patronale devient C.N.P.F le 21 décembre 1945, et tente de se refaire une
virginité en allant chercher pour la présidence un certain Georges Villiers,
dirigeant de PME, estampillé résistant, bien que maire de Lyon de 1941 à 1943, sur proposition de François
Darlan, chef du gouvernement de Vichy. Dès 1948,le CNPF soutient que « la Sécurité sociale met en danger l'économie du pays »
le 10 novembre 1948, la chambre
de commerce de Paris prétend que : « La
Sécurité sociale est devenue pour l'économie, une charge considérable. »
Dans la foulée, elle fustige
les salariés qui selon elle « ont
profité de traitements dont ils n'avaient peut-être pas un besoin certain, la
moindre maladie a été le prétexte de repos. L’absentéisme s’est développé ». 70 ans plus tard, ils ont du mal à se
renouveler.
En 1949, Paul Reynaud (président du conseil, aujourd'hui on
dirait premier ministre) dénonce : « la charge excessive des cotisations sociales qui rend notre situation
économique intenable ». Incompétence ou mauvaise foi ? Sans
doute les deux car nous avons eu ont ensuite, ce qu’ils ont eux-mêmes appelé les « Trente glorieuses ».
Ce qui n'empêche pas certains de chercher à masquer l'enjeu
de classe.
Ainsi, en 2013, dans un livre publié à la documentation française, Benjamin
Ferras inspecteur des affaires sociales prétend que les entreprises ont accepté
de contribuer au système d'assurances sociales. (8).
Pour la sociologue Colette Bec, « le programme du CNR est emblématique d'un
consensus et, au-delà, le signe d'une unanimité nationale.». (9). Il faut oser !
Les gouvernements ainsi
que les grands médias font de Pierre Laroque le père de la Sécurité sociale. Ce
qui est extraordinaire, car c'est la seule grande réforme qui porte le nom d'un
directeur de cabinet alors que toutes les réformes même les plus rétrogrades
portent le nom du ministre, par exemple : Balladur, Juppé, Fillon,
Douste-Blazy.
Je ne conteste pas le rôle important de Pierre Laroque qui a mis en
forme juridique les longs travaux de la commission sociale, mais ainsi que
l'indique le chercheur américain Henry C. Galant : « les défenseurs les plus actifs du
nouveau plan de sécurité sociale et de son application étaient les communistes
et la CGT... qui était de loin le syndicat le plus puissant. » (6). La mise en valeur de Pierre Laroque
sert à masquer les luttes sociales.
Pour pouvoir mettre en place la
sécurité sociale à partir du 1er juillet 1946. Le gouvernement reçu
« l'appui efficace des
dirigeants communistes comme d'ailleurs des éléments non communistes de la
CGT... la centrale syndicale qui était, à cette époque, sans nul doute,
l'organisation professionnelle la plus représentative.» «... c'est grâce aux efforts de la CGT que
les caisses furent prêtes à fonctionner à la date prévue ». Relève Henry C. Galant chercheur américain.
A sa manière Pierre Laroque, qui fut
Directeur Général de la Sécurité Sociale, dans un entretien à la revue Le Droit Ouvrier (10) d'octobre 1995, paru à l'occasion du
50e anniversaire de la Sécurité sociale, rend hommage à la CGT : « Nous avons eu la chance, si c'est une
chance, que la CGT ait été pratiquement seule en 1945 à représenter le monde du
travail ».
Tout au long de ces 70 années, les attaques contre la sécurité sociale
n'ont pas cessé. Au prétexte d'un déficit que gouvernement et patronat ont
eux-mêmes organisé. En effet, lorsque l'on décide entre gens « intelligents »,
de geler les taux de cotisations, en 1979 pour la retraite et en 1984 pour la
maladie, indépendamment des besoins, nous avons, non pas un déficit, mais un
besoin de financement.
La Sécu n'est pas un
commerce, mais un formidable moyen de permettre l'accès de tous aux soins de
qualité, à la retraite, et aux allocations familiales qui ne sont pas une aide
aux pauvres mais un complément de salaire qui reconnait le travail de la famille
auprès des enfants. En 1945, Croizat
fait passer la cotisation de 16 à 32 %.
Il triple les allocations (indexées sur les salaires) qui représentent
alors la moitié du salaire des familles populaires, ouvrières ou employées.
Les agitateurs du trou
abyssal comptent pour peu de chose les millions de personnes qui ont pu, grâce
à la Sécurité sociale, être soignées, avoir la vie sauve, et puissent finir leur
vie dans la dignité. Même si je suis conscient qu'il reste beaucoup à faire
dans ce domaine.
Pierre Laroque, dans un avant-propos paru dans la revue française des
affaires sociales, (juillet-septembre 1985) à l'occasion des 40 ans de la Sécurité
sociale écrivait : « le risque existait qu'une sécurité
généralisée conduisit à développer chez les travailleurs un optimisme égoïste,
à courte vue, une tendance à se laisser vivre, à s'endormir dans la
satisfaction d'une médiocrité permanente… ». Dans le même avant-propos
il écrit : " Il serait raisonnable, comme l'on a d'ailleurs commencé à le faire,
d'augmenter la cotisation des bénéficiaires, et peut-être aussi celle de la
collectivité, tout en réduisant celle des entreprises "… Si l'on
ajoute qu'en 1993 dans un livre de souvenirs, le même Pierre Laroque se
prononce contre la retraite à 60 ans qu'il considère comme une erreur. Il
montre ainsi ses limites de progressiste.
La gestion.
Pendant les 15
premières années, les travailleurs, et notamment les ouvriers, qui disposaient
des 3/4 des sièges, ont géré complètement les caisses de Sécurité sociale. Montrant
ainsi la capacité de la classe ouvrière à gérer un budget supérieur à celui de
l'Etat. Ce qui est insupportable au patronat et à ses soutiens. En conséquence,
dès 1960, l'État à mis la main dessus, renforçant les pouvoirs du directeur au
détriment des conseils d'administration élus. (Décret du 12 mai 1960) (11).
À chaque réforme c'est un peu moins de pouvoir pour les conseils
d'administration, ou les représentants des salariés ont disposé des 3/4 des
sièges jusqu'à la réforme de 1967. Cette réforme De Gaulle / Jeanneney vise
entre autres à marginaliser la CGT et à donner le pouvoir réel au patronat.
Il suffit à celui-ci de trouver un
syndicaliste jaune, pour avoir la majorité.
Cette réforme met fin (au moins pour l'instant) aux élections des
conseils d'administration. Le paritarisme est instauré.
En 1983 le gouvernement Mitterrand rétablit les élections avec la
majorité des sièges aux salariés, mais sans redonner toutes ses prérogatives au
Conseil d'administration. Élus pour six ans les Conseils d'administration
auraient dû être renouvelé en 1989. Le gouvernement socialiste les a repoussés
jusqu'en 1995, datte à laquelle, les ordonnances Juppé les ont supprimés et ont
réinstauré le paritarisme.
En 2001, le patronat quitte les caisses de Sécurité sociale. Pendant 3
ans leur absence n'a pas empêché les caisses de Sécu de fonctionner ! Pour
l'anecdote, à la CPAM de Grenoble, la CFDT a demandé que l'on garde des places
dans les commissions pour leur retour.....
En 2004, c'est la loi dite Douste-Blazy qui supprime carrément les
conseils d'administration pour y substituer des conseils d'orientation. Le
patronat qui a obtenu en partie satisfaction revient dans les caisses de Sécurité
sociale.
Cette loi qui donne les quasi-pleins pouvoirs au directeur Général de
la CNAMTS, fait entrer les
complémentaires (assurances privées et mutuelles) dans une union nationale des
caisses complémentaires d'assurance-maladie. (UNOCAM), où elles disposent du
pouvoir de peser sur les remboursements. Cette loi ouvre la voie à la
privatisation.
La
propriété.
Pierre Laroque, s'il n'est pas le père de la Sécurité sociale, avait bien
compris l'objectif et rappelait en 1946 : « Nous voulons que demain, les
travailleurs considèrent que les institutions de Sécurité sociale sont des
institutions à eux, gérées par eux et où ils sont chez eux ».
La Sécurité sociale française est un organisme de droit privé exerçant
une mission de service public. Elle n'a ni actionnaires ni PDG. Elle est une
propriété sociale. Elle est également la démonstration que nous pouvons nous
passer des patrons, et du crédit. Les gouvernements qui doivent exercer une
garantie et un contrôle a posteriori n'ont pas de légitimité pour la détruire.
On nous parle souvent de la dette que nous laisserions à nos enfants.
Thème sur lequel il y aurait beaucoup à dire !
Dans un important ouvrage, l'anthropologue et économiste américain
David Graeber écrit :
"Depuis des millénaires, les
violents disent à leurs victimes qu'elles leur doivent quelque chose. Au
minimum, elles "leur doivent la vie", puisqu'ils ne les ont pas tuées".
(12)
Nous avons le devoir de leur transmettre une Sécurité sociale encore plus performante
que celle que nos anciens nous ont léguée. Loin d'être dépassé, elle est d'une
grande modernité comme l'est le programme du Conseil National de la Résistance.
Ce qui devrait nous inciter à continuer l'œuvre de ses fondateurs. En faisant
plus et mieux dans une France immensément plus riche. Songez que de 1950 à 2013
la richesse monétaire a été multipliée par 7,2 selon l'INSEE.
La Sécurité sociale est un enjeu de classe. Seule la lutte consciente des
salariés permettra que le 70e anniversaire soit celui de sa reconquête.
Michel Cialdella
Bibliographie.
1
- Ambroise Croizat ou
l'invention sociale. Michel Etiévent. Editions GAP - 2012
2
- L'archipel communiste - Une histoire électorale du PCF - Roger Martelli -
Editions sociales - 2008.
3
- La CGT de la Libération à la scission de 1944 à 1947 - Annie Lacroix-Riz -
Editions sociales - 1983.
4
- Un siècle de réformes sociales. Une histoire du ministère du Travail.
1906-2006. La documentation française. Octobre 2006.
5
- Pierre Villon, résistant de la première heure. Pierre Villon, membre
fondateur du conseil national de la résistance s'entretient avec Claude
Willard. Éditions sociales. 1983.
6
- Histoires politiques de la sécurité sociale française. 1945-1952. Henry C. Galant.
Comité d'histoire de la sécurité sociale. Édition 2005.
7 - Traité de Sécurité
Sociale : le droit de la Sécurité sociale. Yves
Saint-Jours ; L.G.D.J. 1984.
8
- La protection sociale en France. Sixième édition. Sous la direction de Marc
de Montalembert. La documentation française. 2013.
9
- La sécurités
sociales. Une institution de la démocratie. Par Colette Bec (sociologue). 2014.
10 - Le Droit Ouvrier d'octobre 1995
11 - Décret n° 60-452 du 12 mai 1960 relatif à
l'organisation et au fonctionnement de la Sécurité sociale.
12 - DETTE 5000 ans d'Histoire - David Graeber
- Les Liens qui Libèrent - 2013.